Dans les vallées interdites du Pakistan
Pendant le mois d'août
2016, une équipe de cinq grimpeurs eut la chance rare d'explorer des
vallées inconnues au nord-est du Pakistan. A l'extrême limite de la zone
de cessez-le feu avec l'Inde, le glacier du Kondus et le massif du
Saltoro sont fermés à toute activité non militaire depuis le 11
septembre 2001. Grâce à ses expériences passées, Mathieu Maynadier a pu y
pénétrer avec des compagnons de choix : sa compagne Charlotte Barré et
un autre couple bien connu de la communauté Petzl, Florence Pinet et
Jérôme Pouvreau. Guillaume Vallot, photoreporter de l'expédition,
raconte les premières réalisées par ces deux couples de grimpeurs.
La Chimère sort des nuages après l'orage...
"Chimère : toute créature composite possédant les attributs de
plusieurs animaux et symbolisant les rêves, les fantasmes ou les utopies
impossibles"
"Je rêvais d'aller grimper au Pakistan oriental depuis plusieurs
années. En collaboration étroite avec Ali Muhammad Saltoro, un ancien
militaire reconverti dans la logistique d'expé, on a réussi à obtenir un
permis pour le glacier du Kondus. Ça a pris trois ans, ça a été
compliqué sur place, mais on l'a fait… et on a fini par la gravir notre
chimère pakistanaise !"
Mathieu Maynadier qui est à l'origine de ce projet un peu fou, n'en
est pas à son premier coup d'essai en très haute montagne. A 32 ans,
avec une dizaine d'expéditions en Himalaya et dans le Baltoro, c'est
même un genre de vétéran. Mathieu dit "Mémé", c'est le type boulimique
qui commence déjà à parler de ses futurs trips alors que le camp de base
de l'expé en cours n'est pas encore monté. Charlotte Barré, sa
compagne, 30 ans, est monitrice d'Etat d'Escalade et de Ski alpin. Quand
au couple formé par Gérôme Pouvreau, 33 ans et Florence Pinet, 30 ans,
compétiteurs puis ouvreurs de haut-niveau, fidèles au Team Petzl depuis
des années, on ne le présente plus.
Au sommet de la première de l'aiguille Chimaera, par la voie de La
Scoumoune. De gauche à droite G. Pouvreau, F. Pinet, C. Barré, M.
Maynadier. Photos G. Vallot
Association de (gentils) malfaiteurs
Après de nombreux trips partagés et en particulier leurs aventures de
l'été 2015 avec le voilier Maewan au Groenland où ils avaient alors
répété la fameuse Moby Dick, les deux couples se sont trouvé un appétit
commun pour l'exploration sportive. En associant l'expérience alpine de
Mathieu et Charlotte avec l'expertise verticale de Gérôme et Florence,
le Pakistan n'avait qu'à bien se tenir. "J'aime le Népal, reconnaît
Mathieu, mais je préfère encore le Baltoro et ses satellites. S'il
fallait faire une comparaison avec les Alpes françaises, je dirais que
l'Himalaya serait comme les Ecrins : de belles cimes mais un cailloux
parfois moyen tandis que, le Baltistan, ce serait le Mont-Blanc :
superbes montagnes et granite de rêve…"
Gérôme Pouvreau ouvre L4 en 7a.
Vers les confins de l'est pakistanais
"Tout s'est joué grâce à Ali, explique Gérôme. Ali est un
himalayiste, militaire de carrière, reconverti il y a quatre ans dans le
business des agences. Il mise beaucoup sur son entregent au sein de
l'armée pour promettre à des énervés comme nous des parois que personne
n'a jamais été autorisé à grimper. Le soucis, c'est que, même s'il a
réussi à nous obtenir un permis à force de négociation -voire de
bakchichs peut-on imaginer- une fois sur place : c'est le commandement
local qui a tout le pouvoir. Le sésame que nous avions obtenu à
Islamabad était en réalité très théorique !"
Autour de Karmanding, aux sources du glacier du Kondus.
Improbable KaraKorumHighway
Atterris le 21 août 2016 dans la touffeur de la capitale
pakistanaise, nous apprenons qu'au lieu d'une heure d'avion, nous sommes
bons pour deux jours de tape-cul en minibus via un bout de la "KKH" la
célèbre Karakorum Highway et ses diverticules. Improbable ruban malmené
par les incessantes laves torrentielles, la piste poussiéreuse
s'accroche à flanc de montagne et surplombe un gros fleuve ocre
tumultueux sans glissière de sécurité…
"C'est une expérience à vivre, s'amuse Charlotte. C'était beau et
spectaculaire, notamment en contemplant le Nanga Parbat au soleil
couchant à la descente de ce col à 4 800 m. Mais, au retour, ce fut
aussi chouette que la météo d'humeur guillerette nous laissa prendre
l'avion et voir le Nanga du ciel !"
Pour
le trajet à l'aéroport avec 12 sacs de voyage et 5 personnes dans une
207, on se prenait pour des héros...Avant de découvrir... La vraie KKH !
A Skardu, le Chamonix pakistanais, partie de pétanque sur les rives de l'Indus.
Inquiétude au premier check point et exercices militaires à balles réelles !
"Dès l'entrée de la vallée interdite, l'expédition a failli faire
demi-tour", se souvient Florence. "A partir de ce moment là, Ali s'est
montré bien plus nerveux. Pour passer et sans nous le dire, il a convenu
avec les militaires que nous renoncerions à explorer le meilleur
secteur, le plus à l'est." Côté caméra, interdiction stricte m'est faite
de prendre la moindre image d'installation, de personnels militaires ou
de ponts. Après plusieurs check points secondaires plus facilement
négociés, nous voilà au petit village de Latchit où Ali veut absolument
faire étape. Au village de Karmanding, où nous apercevons de très belles
montagnes, nous sommes définitivement bloqués : des exercices
militaires à balles réelles ont commencé pour dix jours. Mathieu, après
une belle colère de frustration, consent à ce que nous nous rabattions
sur la vallée de Latchit. Joies des administrations pakistanaises !
Leurs oreilles ont du siffler quelques jours durant.
Entrée des vallées interdites
Des porteurs à la hauteur de leur (mauvaise) réputation
Nous apprenons alors que notre contrat de logistique ne comprend pas
la paye des porteurs. C'est un petit séisme, car aucun de nous n'a prévu
le cash nécessaire. Ali, le malin, en a assez dans la poche pour nous
prêter de quoi payer 35 porteurs sur deux journées, ce qui doit être
largement suffisant pour rejoindre l'emplacement repéré la veille. Au
moment critique, Ali file "pour affaires pressantes" à Islamabad. C'est
la guigne car nous allons devoir gérer les porteurs nous-mêmes. Vu leur
réputation détestable, nous ne nous attendons pas à une partie de
plaisir. La réalité dépassera largement nos espérances. Mathieu et
Gérôme préparent les charges tandis que tous les hommes du village, ou
presque, se pressent à notre camp. L'usage est d'embaucher les hommes
d'un seul et même village, ados et vieillards inclus… A grand renfort de
croquis, Mathieu explique et réexplique l'endroit à atteindre. Les
bergers et les anciens voient très bien où nous voulons aller. Un tarif
généreux bien au-dessus de la paye "réglementaire minimale" est proposé.
Après plusieurs "tope-là" ostensibles pour sceller l'accord, tout le
monde attaque joyeusement la première côte.
De
gauche à droite : Camp provisoire et préparation des charges au village
de Latchit. / Jeunes et vieux viennent assister au spectacle de notre
camp de base et du matériel high tech.
Grève et désertion collective
A chaque pause, les conversations en urdu se font de plus en plus
vives, parfois véhémentes… Quelques leaders sont manifestement en train
de lancer une grogne. Au terme d'une journée longue en heure mais bien
courte en dénivelée, la révolte éclate. Ils veulent à la fois plus
d'argent et moins de distance avec menace de poser les charges ici-même
et de nous abandonner. L'accord conclut au village vole en éclat. C'est
clairement un chantage. Nous nous savons pourtant dans notre bon
droit... Et nous n'avons surtout pas le moindre cash supplémentaire ! A
la nuit tombée, une partie des porteurs met ses menaces à exécution. Les
anciens influençant les plus jeunes, nous nous retrouvons avec onze
malheureux fidèles sur trente deux hommes. Le corps expéditionnaire a du
plomb dans l'aile ! Seul Gérôme, tout sourire, reste optimiste : "Pour
moi, ils vont revenir, je suis sûr qu'ils vont revenir" répète-t-il. En
milieu de nuit, sur la pointe des pieds, en effet, la totalité des
déserteurs, au demeurant sympathiques, a réintégré le camp. Ouf !
A la nuit tombante, seuls 11 porteurs sur 32 sont restés fidèles à leur parole.
Enfin au camp de base !
Le lendemain matin, quelques malins s'emparent en douce de charges
trop légères et filent vers l'amont. Une nouvelle course-poursuite
s'engage pour rattraper ces rigolos faussement zélés. Vers quinze
heures, bien avant le point espéré et de guerre lasse, nous posons
définitivement le camp de base dans un vallonet morainique. Après la
paye, le camp monté à 4200 m est immédiatement déserté. Seuls restent
Assan et Sherali, nos dynamiques cooks, originaires d'une vallée
voisine, ainsi que Malik, notre Liaison Officer qui, de toute
l'approche, n'aura pas daigné quitter ses tennis fines ni porter son sac
à dos. Douze jours que nous avons quitté la maison ! Pour fêter ça, Gé,
Flo, Mathieu et Charlotte passent leurs nerfs sur un bloc qui cède en
moins de deux.
Jeux de bloc à 4 200 m. "Alors chéri, t'en chie ?!" "Puf, puf, même pas mal... Gniiiii"
Le crucial moment de choisir l'objectif !
Le tri du matériel et le choix définitif de l'objectif occuperont les
journées suivantes. Notre choix s'est porté sur une fière aiguille.
Bien qu'un peu petite (on l'estime entre 350 et 500 mètres), la qualité
de son rocher et sa relative proximité l'ont emporté dans le cœur de nos
amis grimpeurs. Chargés, il nous faudra trois heures d'une marche
pénible pour traverser le glacier et remonter d'instables moraines. Ceux
dont c'est la première expé en haute altitude, doivent légitimement
commencer à se demander ce qu'ils font dans cette galère. Pourtant, la
récompense est déjà là : à l'envers du K8, nous entourent des montagnes
vierges par dizaines et des bassins glaciaires qu'aucun alpiniste n'a
jamais contemplé.
Premières longueurs, premières chaleurs.
Commence – enfin ! - l'escalade de notre aiguille. Charlotte et Mémé
se lancent vaillamment dans les deux premières longueurs. Des 6c+ bien
raides aux écailles douteuses. Après une nuit froide, Mathieu tient à
ouvrir d'autres longueurs. Une section compacte et difficile s'oppose à
lui. A partir d'un crochet un peu aléatoire, il veut percer le trou d'un
spit. Le crochet saute soudain et notre Mémé vole tête en bas. Rien de
bien fatal, si son pied emmêlé dans l'étrier n'était resté coincé, se
foulant sévèrement la cheville. Gérôme, monté du camp de base, ne peut
que constater les dégâts. Grâce à deux Tramadol et un strapping ad hoc,
Mathieu réussit un délicat retour au camp de base. Pour lui, l'expé est
potentiellement terminée.
De
gauche à droite : Charlotte à l'ouverture de L1, 6c+. / Traversée du
glacier vers le camp de base une heure après l'entorse.
La météo plombe (encore) l'ambiance
Dans la nuit, le flux météo tourne pour la première fois au nord.
Nous en espérons un ciel franchement dégagé. Malheureusement, le
changement météo n'est pas en notre faveur. Le flux d'ouest qui s'est
réinstallé juste derrière, est froid et encore plus instable que la
semaine passée. Les aiguilles en sortent poudrées. De longues parties de
cartes, de lecture et de discussion tuent le temps agréablement. C'est
là qu'on mesure l'importance d'être partis entre amis. Sans parler des
très attendus repas concoctés par Assan et Sherali. Au côté du Dhal Bat
si finement épicé, "cheese omlettes" et French Fries forment le podium
de notre menu préféré. Avec mes huiles essentielles, les manipulations
d'Assan, un expérimenté rebouteux et les strapping de Gérôme, la
cheville de Mathieu dégonfle à vue d'œil. Au bout de cinq jours, il
pourrait re-grimper, c'est un miracle.
Escalade pour patienter autour du camp de base
Dans une météo plombée, Gé et Flo réussissent entre temps un joli
coup en ajoutant quatre belles longueurs à la voie dont L3 et L4 qui
tapent franchement dans le 7a/7b. Quinze jours que nous sommes au camp
de base et le temps va finir par manquer. Pour tenter le sommet, il nous
faut pourtant encore patienter et attendre un vrai créneau de beau. Les
grimpeurs partent se défouler sur des lignes autour du camp de base.
Mathieu s'offre Chips Paradise une jolie fissure à main en 6c, Gérôme
Skardu Hospital une solide fissure à doigts déversante en 7b suivie d'un
run out de 10 mètres en 6b jusqu'au relais… Sueurs. Les filles iront
ouvrir Au Placard les Mecs, un bel itinéraire de trois longueurs, avec
un off width en 6c/7a et une solide section d'artif (7c+ ?).
Charlotte réalise la première en libre de "Chips Paradise", 6c.
De gauche à droite : Flo déguste son Lyofood bien mérité en guise de souper. / Gé prend sa part de remontée sur corde, youpi.
La chimère ne sera pas un cauchemar.
Trois petites journées avant que les porteurs ne remontent démonter
notre camp de base, il n'y a plus le choix, faut y aller. La chance
va-t-elle enfin nous sourire ? Entre les grains, quelques éclaircies
permettront aux quatre grimpeurs de se relayer et d'enchainer chacun les
belles longueurs sous et au-dessus des portaledges. Demain, c'est la
dernière chance ! Lever 5 heures. Douloureux dérouillage le long des
cordes fixes. Il nous reste 100 mètres pour sortir. Emmitouflés dans les
doudounes, les filles libèrent les magnifiques longueurs finales.
Soudain c'est le sommet, en lame de rasoir. Moment de grâce. Rires,
embrassades et petite clope de la victoire. Aérien en diable, le relais
final est fait d'une sangle autour d'un becquet. L'aiguille de la
Chimère vaincue, on se demande quel pourrait être le nom de notre voie.
Quand nous réalisons que le relais est coiffé d'un bloc sommital
détaché, l'idée qu'il bascule provoque une réaction collective : "Ha non
! Maintenant ça suffit LA SCOUMOUNE !".
Longueur d'anthologie au-dessus des portaledges pour Mathieu, L4, 7a.
Bonus photos !
Mathieu assuré par Charlotte dans les tous derniers mètres de la Scoumoune, L10, 6a+.
De
gauche à droite : Florence assurée par Gérôme dans L6, 7a/+ de la voie
de La Scoumoune.Sur fond de Latchit Glacier, Gérôme dans L9, 6b, 5 180
m.
Entre
4 200 et 4 800 m, premier gros portage de patates de 25 kg en direction
de l'aiguille qui ne s'appelle pas encore La Chimère...
Pour les images du haut, de gauche à droite : Pour la paye, tout le monde est là ! / Cheveux teintés et fleurs à l'oreille
En haut à gauche : Charlotte reste belle au camp de base
MERCI à GUILLAUME VALLOT pour ce super récit d'expé, les portages mais surtout ta bonne humeur contagieuse !!!